Jeune capitaine de frégate dans la Marine suédoise, je fus stagiaire à l’École Supérieure de Guerre Navale (ESGN) en 1985 – 1986. C’était en étudiant la doctrine nucléaire française que j’ai découvert le nom de Lucien Poirier. Je me souviens d’avoir particulièrement bien apprécié son modèle des trois cercles : le cercle intérieur comprenant le territoire français et d’autres intérêts vitaux, protégés par l’armement nucléaire ; le deuxième cercle correspondant au reste de l’Europe, et le troisième lié aux intérêts français à l’extérieur de l’Europe. Une idée que j’ai reprise et adaptée dans un article sur la stratégie suédoise au début des années 1990.
Puis, je me suis intéressé à lui grâce au Traité de Stratégie (1999) de mon ami Hervé Coutau-Bégarie. J’ai donc commencé à l’étudier. En ce faisant, j’ai particulièrement aimé son Théorie Stratégique II (1987), un livre devenu mon fil conducteur dans la plupart de mes travaux stratégiques.
J’ai commencé à étudier sérieusement la pensée stratégique française autour de l’année 2003 ; je voulais en écrire un livre. La pensée du général y joua évidemment un rôle important. Grâce à François Géré, je réussis à décrocher un premier entretien avec le général en juin 2004. Assez nerveux et muni avec une bouteille d’Armagnac – un bon conseil de François Géré –, j’ai trouvé un petit bonhomme avec un esprit vif. Nous avons discuté de son parcours intellectuel et surtout de son rôle dans le développement de la doctrine nucléaire, tout en sirotant plusieurs verres de whisky. Il nota être le dernier théoricien stratégique. Un renouvellement de la pensée stratégique exigerait une défaite stratégique ; or, « nous avions gagné en 1989 » !
Le résultat de ma réflexion fut publié dans un ouvrage Marianne och Athena. Franskt militärt tänkande från 1700-talet till idag[1] (2007).
Sur la demande du Collège de défense suédoise, j’écrivis un manuel d’introduction à la théorie stratégique (2009) et c’est là que j’ai vraiment commencé à utiliser la pensée du général. Il s’agissait surtout de deux volets : ses idées sur la dissuasion – la loi de l’espérance politico-stratégique – et la taxonomie et des définitions qui se trouvent dans Théorie Stratégique II. Le livre contient deux cas dans l’histoire stratégique suédoise – la guerre froide et la crise de Congo en 1960 – 64 et j’ai trouvé que cette taxonomie était un très utile outil pour une analyse stratégique.
Avec l’appui de Hervé Coutau-Bégarie, j’ai pu traduire et élargir mon livre sur la pensée française. Le résultat fut Marianne et Athéna. Pensée militaire française à partir de XVIIIe siècle jusqu’aux nos jours. Paris, Économica 2011 (Prix Edmond Fréville de l’Académie des sciences et morales 2012). Dans sa bibliographie, il y a 13 références aux œuvres du général – dont un second entretien avec le général (2006) ! Ce que montre son importance pour mon développement intellectuel.
Dans mon dernier livre – une encyclopédie stratégique (From Sun Tzu to Hyperwar. A Strategic Encyclopaedia, The Royal Swedish Academy of War Sciences, Stockholm 2019), le général a bien sûr sa place – sa pensée, ainsi qu’un bref portrait de lui.
Que faut-il retenir de la pensée du général aujourd’hui ?
Tout d’abord, il nous offre une connaissance et compréhension larges de la stratégie comme art et comme science – une culture stratégique fondée sur ses études et réflexions profondes et rigoureuses.
Deuxièmement, il nous offre une méthode d’analyse stratégique – ses définitions et sa taxonomie dans Théorie Stratégique II. Entre parenthèses, je m’étonne souvent du manque de rigueur théorique dans beaucoup des écrits stratégiques publiés ici et là.
Mais ici il y a aussi un danger. Le lecteur risque de gagner une compréhension assez synthétique de la stratégie appliquée. Il manque l’instinct aveugle et la créativité de la trinité clausewitzienne. Il y manque aussi le mobile du projet politique – la culture stratégique, l’idéologie etc. Les états-majors internationaux ont certainement des méthodes synthétiques mais elles ont surtout la vocation de trouver un consensus entre les états participants d’une opération. La façon bureaucratique de perdre une guerre !
Troisièmement, sa théorie de dissuasion et surtout la loi de l’espérance politico-stratégique sont très utiles comme base de réflexion dans ce domaine difficile, Mais ici aussi, il y a un danger. La loi se fonde sur le fait que les parties prenantes soient des acteurs rationaux. Mais la rationalité se trouve dans les yeux du spectateur. Ce que la Corée du Nord trouve rationnel, ne l’est certainement pas pour la France !
Son œuvre est aussi très terrestre. Il traite bien sur la stratégie sur le plan global – « intégral » – mais en entrant dans le domaine de « stratégie général militaire », je n’ai pas trouvé pas de réflexions sur la stratégie des autres domaines : maritime, aérienne, espace ou, évidemment, le cyberspace.
Poirier ne traite pas trop, non plus, des autres stratégies générales (culture, économie). Aujourd’hui, une telle approche ne suffit pas – il faut vraiment penser la stratégie dans son intégralité. Cela est surtout vraie pour des domaines non-terrestres et en premier lieu pour le monde maritime.
Mais, comme il le remarquait lui-même : le chantier stratégique est toujours ouvert ![2]
[1][1] Marianne et Athéna. Pensée militaire française à partir de XVIIIe siècle jusqu’aux nos jours.
[2] Lucien Poirier, Le chantier stratégique. Entretiens avec Gérard Chaliand. Paris, Pluriel, 1997. P. 41.